L’échec de l’enquête sur le recrutement par Uber de la commissaire européenne Neelie Kroes


Neelie Kroes, alors commissaire européenne chargée de la stratégie numérique, lors d’une conférence de presse  le 12 septembre 2013, au siège de l’UE à Bruxelles.

La conclusion du rapport est sans ambiguïté : il n’a pas été possible de prouver que l’ancienne commissaire européenne Neelie Kroes avait enfreint les règles en rejoignant la société Uber en 2016. Ce rapport de quatorze pages de l’Office européen de lutte antifraude (OLAF), dont une version en partie caviardée a été publiée par Politico et Follow the Money le 7 mars, montre cependant tout aussi clairement que l’enquête n’a pas vraiment permis d’éclaircir la situation.

Les investigations de l’OLAF ont été déclenchées par les révélations des « Uber Files », des milliers de documents transmis par l’ancien lobbyiste d’Uber Mark MacGann au Guardian, qui les a décortiqués avec quarante-deux médias partenaires, dont Le Monde. Cette enquête, publiée en juillet 2022, a raconté comment la plate-forme de voitures de transport avec chauffeur (VTC) a approché la Néerlandaise Neelie Kroes en vue de la recruter dès l’été 2014, alors qu’elle était encore vice-présidente de la Commission européenne, chargée du numérique. L’enquête a aussi dévoilé comment Mme Kroes est intervenue en faveur d’Uber à plusieurs reprises par la suite, avant d’être officiellement enrôlée dans le « comité de conseil en politiques publiques » de l’entreprise américaine le 3 mai 2016.

Relire notre enquête : Article réservé à nos abonnés les liaisons dangereuses entre Uber et la commissaire européenne Neelie Kroes

Les manœuvres du groupe fondé par Travis Kalanick posaient question pour plusieurs raisons. D’abord, il est en principe prohibé à tout commissaire européen d’entamer durant son mandat des discussions en vue d’un futur emploi privé. Ensuite, les anciens responsables européens conservent certains devoirs en matière d’éthique et de transparence après la fin de leurs fonctions, en particulier durant les deux années qui suivent celles-ci (dix-huit mois à l’époque où Neelie Kroes était commissaire). C’est d’ailleurs en contrepartie de ces contraintes que les anciens commissaires européens peuvent bénéficier d’une indemnité, qui peut représenter jusqu’à 65 % de leur ancien salaire pendant cette « période d’attente » (cooling-off period).

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La coopération « sélective » d’Uber

Pour tenter de savoir si Mme Kroes avait manqué à ses obligations, les enquêteurs de l’OLAF ont frappé à plusieurs portes, mais leurs travaux ont rapidement viré au fiasco. Ils déplorent ainsi de n’avoir pu s’entretenir avec le lanceur d’alerte Mark MacGann, à l’origine des « Uber Files », qui leur a simplement transmis certains documents et des réponses écrites. Ils n’ont pas pu mettre non plus la main sur les données électroniques retraçant les activités de la commissaire européenne jusqu’à la fin de son mandat, en octobre 2014, car la Commission européenne ne les a plus en sa possession.

Quant à Uber, l’entreprise a « exprimé sa volonté de coopérer avec l’OLAF », mais a dit ne pouvoir fournir que peu d’informations, du fait de l’ancienneté des faits. Si l’entreprise a communiqué certains documents aux enquêteurs, le rapport de ces derniers déplore une transparence « sélective », qui a entravé leurs recherches. Même attitude de la part d’un autre protagoniste-clé du dossier : Sebastian Vos. C’est ce responsable des affaires publiques du cabinet Covington & Burling LLP en Europe qui a initialement démarché Neelie Kroes pour le compte d’Uber, en 2014. Mais il s’est retranché derrière la confidentialité de son travail pour le compte de l’entreprise.

Faute d’éléments probants, l’OLAF n’a donc pas eu grand-chose à opposer à la ligne de défense de Neelie Kroes. L’ancienne responsable européenne a, certes, confirmé avoir été approchée par Uber avant la fin de son mandat, mais elle assure avoir répondu à plusieurs reprises à l’entreprise qu’elle n’était pas en mesure de négocier plus en détail son éventuelle embauche tant qu’elle était en poste.

Un pantouflage négocié en amont

Les « Uber Files » racontent pourtant une tout autre histoire. Les documents montrent que l’ancienne dirigeante n’a pas refusé ces tractations : elle a surtout tout fait pour les dissimuler. Le 7 septembre 2014, le lobbyiste Sebastian Vos rapporte ainsi qu’il vient d’avoir une « bonne conversation de suivi » avec Neelie Kroes, qui « est partante pour explorer les possibilités de rejoindre notre comité de conseil ».

Au même moment, le cabinet de la commissaire sollicite Uber pour faire intervenir son dirigeant, Travis Kalanick, lors d’un événement qu’il organise. Mais Neelie Kroes demande à l’entreprise de décliner cette invitation. Elle « va rejoindre notre comité de conseil (méga confidentiel) » et ne peut se permettre d’apparaître avec son futur employeur durant ses dernières semaines en poste, insiste alors Mark MacGann, le lobbyiste en chef de la plate-forme en Europe, dans un échange interne. « Son cabinet N’EST PAS AU COURANT de nos conversations directes avec elle », insiste-t-il dans un autre message.

« Nous devons séparer Kroes de son cabinet. Son cabinet N’EST PAS AU COURANT de nos conversations directes avec elles. Elle nous a expressément dit qu’elle préférait ne pas rencontrer TK [Travis Kalanick, fondateur d’Uber] », insiste Mark MacGann dans cet échange interne.

En coulisses, les échanges se poursuivent entre la plate-forme et la responsable européenne. A la fin de septembre, Uber lui fait parvenir un document qui détaille le rôle qui lui est proposé et la gratification envisagée. La Néerlandaise rencontre une nouvelle fois Sebastian Vos le 18 octobre, juste avant de quitter ses fonctions de commissaire. Elle le revoit le 18 novembre, en compagnie de Mark MacGann.

Il est rarissime de disposer d’éléments aussi détaillés concernant les conditions dans lesquelles une entreprise privée approche un dirigeant public. Interrogé sur le sujet en juillet 2022, un porte-parole de la Commission européenne reconnaissait qu’il « est évident que les contacts en vue d’une nouvelle activité potentielle au cours du mandat sont sensibles et nécessitent un traitement très prudent afin d’éviter tout conflit d’intérêts perçu ou réel ». Les suites du cas Neelie Kroes montrent cependant que Bruxelles peine encore à faire respecter ses propres règles en la matière.

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